Qualité de service et neutralité d’Internet

Je pose ici cette explication issue de réflexions personnelles suite à ma participation à une table ronde sur la neutralité au Forum sur la Gouvernance d’Internet 2014 — invité par l’AFNIC —, et en réaction plus générale à certains arguments d’opérateurs vis à vis de la neutralité d’Internet.

Désolé, il n’y a pas d’introduction sur ce qu’est la neutralité, en soi c’est déjà un long débat, mais le petit sketch ci-dessous de John Oliver permet de se mettre rapidement à niveau si vous comprenez l’anglais, sachant que la situation en Europe est beaucoup plus nuancée (pas de monopole, pas encore de législation anti-neutralité) mais que les telcos (opérateurs de télécommunications) n’y sont pas moins actifs en matière de lobbying.

On se reportera également au site de la Quadrature du Net et à un billet très complet de Stéphane Bortzmeyer ; mais ce dernier passe trop rapidement à mon goût sur un point technique particulièrement révélateur, sur lequel je voulais revenir.

La qualité de service, c’est quoi ?

La qualité de service (souvent abrégée QoS pour Quality of Service), c’est en vrac :

  • un terme marketing, pour dire que c’est drôlement mieux avec que sans, et que (donc ?) ça se paye ;
  • une façon de promettre, et parfois même de garantir, des temps de réponse les meilleurs possibles ;
  • des mesures techniques bien précises en matière de réseau.

Tout cela est relié, bien sûr. L’utilisation indifférenciée du terme permet souvent de faire passer des vessies pour des lanternes.

Je ne vais donc m’intéresser qu’au dernier point, car, pour avoir déjà géré un grand réseau interne avec mesures de qualité de service (qui se sont avérées largement superflues), j’ai vite vu que ce que l’on nous vend est un peu moins sexy que ce que l’on nous promet.

La qualité de service en réseau, c’est quoi ?

La qualité de service recouvre des mesures techniques variées. Il y en a deux qui m’intéressent ici, les principales :

  • le shaping ou mise en forme du trafic
  • la priorisation, ou ordonnancement

La qualité de service consiste à traiter différemment des trafics de nature différente (on parle de classes de trafic), afin d’« optimiser » l’utilisation du réseau.

Dans le premier cas, shaping, il s’agit de donner à une certaine classe des limites en termes de débit réel consommé. Autrement dit, plutôt que laisser le trafic correspondant s’écouler naturellement et utiliser l’espace disponible, on va le limiter artificiellement en dessous de la capacité réelle.

Dans le second cas, priorisation, il s’agit, exactement comme avec les cartes coupe-file au cinéma, de traiter le trafic sortant non plus dans l’ordre d’arrivée, mais en faisant passer les paquets prioritaires en premier.

Dans un cas comme dans l’autre, aucun trafic n’est accéléré, et aucun réseau n’est en fait optimisé : au final c’est en effet strictement le même trafic qui est transporté, dans un temps identique (en l’absence de shaping) ou supérieur (si le shaping est là pour ralentir certaines classes de trafic).

Mieux : une file prioritaire, comme au cinéma ou sur la route, n’a d’intérêt que si les autres files sont congestionnées. Sinon, tout le monde passe à vitesse normale.

Et les deux mesures vont très bien ensemble, car le shaping est la création forcée d’une attente, donc d’une file.

On remarquera aussi qu’à aucun moment la QoS ne fait fonctionner le réseau plus rapidement. Pourtant, c’est ce que l’on est tenté de croire, avec des termes si chatoyants.

Sur un réseau utilisé en dessous de sa capacité, il n’y a aucune attente. Donc, la QoS par priorisation est invendable : elle n’apporte rien, pourquoi payer plus cher ?

Pour que la QoS soit vendable, il faut donc conserver le réseau dans un état à la limite de la saturation.

Mais que nous disent les opérateurs pour justifier l’abandon de la neutralité ? “La gestion de trafic et la facturation de la QoS permettront de motiver les opérateurs à financer l’investissement dans la capacité du réseau.”

Eh bien non, la réalité est exactement contraire. Le but est de passer d’un marché d’abondance (on appelle ça “un marché de la demande”) à un marché de la pénurie (un “marché de l’offre” en termes polis, je cite la Fédération Française des Télécoms).

Pour une autre démonstration dans une situation plus ancienne mais similaire, voir aussi mon billet sur le Minitel vs Internet.