(ceci n’est pas une analyse juridique — je ne suis pas juriste, ce qui me donne le droit d’énoncer des absurdités juridiques en me concentrant sur l’esprit de la loi plutôt que sa lettre)
Je suis de retour de vacances, pendant lesquelles il a fallu gérer le dernier épisode de l’affaire Copwatch 2 (merci la 3G). Comme promis, je reviens dessus en détail maintenant que j’ai plus de temps.
Merci Copwatch, d’abord, pour avoir permis que l’affaire se “résolve” sans heurts, ou “en application du principe de subsidiarité” comme on dit chez les juristes, évitant que le risque de surfiltrage pesant sur eu.org se matérialise. À ce sujet, Copwatch a diffusé le 26 février un communiqué. et PCINpact a publié un court article.
Est-ce de la censure ?
Il ne s’agit pas de censure à strictement parler (voir le dictionnaire le terme de censure sous-entend généralement l’existence d’une autorité administrative type commission de censure).
Mais inutile de tourner autour du pot : dans la mesure où il s’agit de faire disparaître ou rendre inaccessible un contenu, le terme de censure, ordonnée ici par la justice, n’est pas inadapté.
Quelques rappels
Le fond de l’affaire portait sur le droit à l’image des policiers visés par le site, et sur la diffamation à l’égard des institutions.
Deux des responsables du collectif Copwatch sont apparus à visage découvert, en dévoilant même ce qui semble être leur vraie identité, le 26 janvier 2012, dans un reportage télévisé au journal de 20 heures de France 2. C’est apparemment cette médiatisation du nouveau site qui a motivé la seconde action en justice du ministère.
Point essentiel, comme cela a été déjà expliqué, le ministère de l’Intérieur n’a pas cherché à assigner l’éditeur du site. L’avocat du ministère a, à l’audience, expliqué que la LCEN (voir aussi l’article Wikipedia) ne l’obligeait nullement à retrouver l’éditeur du site si celui-ci n’indiquait pas, comme le demande la loi, son identité sur son site. Retrouver les auteurs n’était probablement pas très difficile, a fortiori pour le plaignant vu sa qualité. Les contacter était extrêmement facile, grâce aux bases Whois qui fournissaient une adresse email de contact en liaison avec le nom de domaine. L’avocat du ministère a même avoué savoir utiliser Whois.
Le ministère a donc demandé à la justice, et obtenu, le filtrage du site. Il a été débouté sur sa demande de filtrage des miroirs, ainsi que sur sa demande de filtrage des miroirs ultérieurs sans nouvelle décision de justice.
Peut-on imaginer que n’importe qui d’autre, agissant pour les mêmes motifs (diffamation, injures et droit à l’image), aurait eu la moindre chance de voir décidé un filtrage national en sa faveur ? C’est extrêmement peu probable, et la meilleure preuve en est que cela ne s’est jamais produit, bien que les affaires de diffamation ou droit à l’image soient courantes. Le seul cas similaire à ma connaissance est celui du site de jeu en ligne stanjames.com dont le filtrage a été demandé par l’ARJEL en avril 2011, en application de la loi sur les jeux en ligne.
Les affaires Copwatch constituent donc un précédent.
La décision de justice a-t-elle été appliquée ?
Oui. Le domaine copwatchnord-idf.eu.org n’existe plus depuis le 27 février. Il n’est donc pas nécessaire de le filtrer. Par ailleurs, la décision de justice ne demandait le filtrage que chez 5 gros fournisseurs d’accès français, alors que la suppression du domaine le rend totalement inaccessible.
Le résultat obtenu est-il conforme à ce que demandaient les plaignants ?
Non, pour plusieurs raisons.
Le site est toujours accessible sous d’autres noms et comporte maintenant de nombreux miroirs.
La justice a refusé le blocage aux sites miroirs (contenu pas toujours identique au site principal, voire sans rapport aucun dans certains cas), et surtout l’extension du blocage à de futurs miroirs sans repasser devant un juge.
Elle a également demandé au plaignant d’assumer les coûts induits par la mise en œuvre du blocage.
Enfin, la stratégie des plaignants semble indiquer une préférence de leur part pour ‘un filtrage national plutôt que l’application pragmatique du principe de subsidiarité.
Et les fournisseurs d’accès ?
Ils ont été remarquablement discrets, pour la plupart d’entre eux. Aucun d’entre eux n’a, à ma connaissance, mis en œuvre un nouveau filtrage, ni dit publiquement ce qu’il aurait fait en l’absence d’action de la part de eu.org ou de Copwatch. Du coup, la question des recours qu’aurait eu.org contre du surfiltrage devient (heureusement) caduque.
L’objectif : un filtrage national automatisé
Cette procédure visant Copwatch s’inscrit, en réalité, dans une stratégie beaucoup plus large de la part du gouvernement visant à mettre en place des procédures administratives “simplifiées”de filtrage d’Internet.
Simplifiées, c’est à dire : sans juge, soumises à validation par une simple décision administrative, automatisées pour leur déploiement chez les fournisseurs, et opaques quant aux sites concernés donc rendant impossible toute vérification de légitimité ou de pertinence.
Pour quelques manifestations publiques de cette stratégie, voir par exemple la lettre d’Éric Besson au CGIET concernant Wikileaks, les propositions d’Éric Besson pour modifier les décrets d’application de la LCEN, ce texte du même CGIET évoquant un filtrage BGP ou DNS national (avec, à titre anecdotique, un développé inexact de l’acronyme BGP, indice montrant que l’exactitude ou la faisabilité technique ne sont actuellement pas les préoccupations centrales) et le décret d’application attendu concernant l’article 4 de la loi LOPPSI 2. On peut citer également, cette fois à l’initiative ou au bénéfice des ayants-droit de l’industrie du divertissement, l’assignation pour le blocage d’Allostreaming, ou la maintenant fameuse loi Hadopi permettant la coupure de l’accès d’un abonné Internet, qui n’est pas plus logique que de demander à EDF de vous couper le courant pour la même raison.
En supposant que des moyens techniques nationaux puissent être déployés pour automatiser la coupure d’un site dans les cas particuliers cités ci-dessus, il n’y a aucun doute que, par “appel d’air”, les modalités en seraient rapidement étendues ensuite à d’autres types de sites illégaux : certains cas ont déjà été publiquement évoqués à l’assemblée nationale. La liste déjà longue et nullement exhaustive du paragraphe précédent ne couvre que certaines initiatives de ces 2 dernières années.
On pourrait bel et bien parler, alors, de censure d’Internet, qui aboutirait inévitablement à la mise en place de moyens techniques coûteux et dédiés au filtrage en masse, par opposition à un filtrage actuellement réalisé de manière artisanale visant des sites qui se comptent sur les doigts d’une seule main.
Cela servirait-il à quelque chose ? Non, comme le montre la continuation de l’activité de Copwatch (qui y a, au contraire, gagné une publicité certaine comme on pouvait l’anticiper), et comme l’a également montré a contrario l’affaire Megaupload (partage de fichiers contrefaits) par une action musclée “à la source”.
En résumé, il s’agirait d’un filtrage techniquement imparfait, coûteux et financé par le contribuable, opaque et dangereux pour les libertés publiques, inefficace et à la contre-productivité démontrée.
Ce n’est pas l’idée que je me fais de l’efficacité des politiques publiques. Espérons que les pouvoirs publics retrouveront rapidement leurs esprits.
Le sujet n’est pas clos : si vous vous intéressez à l’actualité sur ces questions, vous pouvez vous tenir informé par des sites de veille comme PCINpact et Numerama déjà abondamment cités ici.