Suite à la publication du rapport de la mission Olivennes (PDG de la FNAC, gros vendeur de musique et vidéo), la signature de l’accord entre les fournisseurs d’accès à Internet et les professionnels de la musique fait l’actualité. Cet accord prévoit, après plusieurs avertissements, la coupure des connexions Internet des internautes piratant des contenus. Le procédé est déjà de nature à faire lever quelques sourcils : pourquoi, tant qu’on y est, ne pas faire carrément couper l’abonnement électrique (tout autant nécessaire pour le piratage des oeuvres) des personnes concernées ? Ou interdire à celles-ci l’utilisation d’un ordinateur ? Pourtant, la lecture du rapport complet montre que le fort médiatique accord cité plus haut n’est que la partie émergée de l’iceberg.
La première partie fourmille d’arguments spécieux destinés à justifier la suite : par exemple la section 1.1.3 Le piratage a des effets économiques négatifs, n’a rien à voir avec son intitulé puisqu’elle se contente de constater la baisse des ventes sur support physique, comme si le lien de causalité avec le piratage était démontré.
Au final, l’argumentaire important relativement peu sauf pour comprendre ce qui se cache derrière les mesures proposées, il est surtout utile de lire les recommandations (page 25) afin de savoir à quelle sauce nous risquons d’être mangés. Vue l’efficacité législative et fiscale passée des parasites professionnels de la musique, on peut être inquiet. Beaucoup des mesures suggérées reviennent à avouer — évidemment sans le dire — que la loi DADVSI est inapplicable. Point par point, voici les recommandations et mes commentaires personnels :
1. Ramener la fenêtre VOD de 7 mois et demi après la sortie en salle à 4 mois. A cette occasion, les professionnels du cinéma analyseront l’impact d’une telle mesure sur chacun des acteurs économiques de la production et de la distribution et réexamineront si nécessaire les mécanismes de financement du cinéma.
Olivennes prêche directement pour sa paroisse, celle des distributeurs, qui ont bien compris que la position actuelle était intenable et qu’ils ont tout intérêt à vendre en ligne dès que possible après la sortie d’un film afin de limiter les incitations au piratage. Les DVD sont vendus à 6 mois, le but est de commencer l’exploitation en VOD (vidéo à la demande) avant l’apparition sur Internet des copies pirates issues de DVD. Premier aveu que la DADVSI est inapplicable.
2. Aussi longtemps que les mesures techniques de protection (DRM) font obstacle à l’interopérabilité, abandonner ces mesures sur tous les catalogues de musique.
Ne boudons pas notre plaisir : depuis le temps que les gens qui financent tout cela (= nous, les clients) réclament de ne pas être ennuyés pour utiliser les contenus légalement achetés et les transférer d’un équipement à un autre, cette recommandation est bienvenue. Olivennes n’est pas idiot : les distributeurs sont aujourd’hui tout à fait conscients que le DRM est un obstacle considérable à la vente ; leur intérêt commercial là encore est donc d’encourager leur abandon. C’est aussi le second aveu que la loi DADVSI (qui visait en grande partie à pénaliser le contournement des DRM) est inapplicable.
3. Subordonner les aides à la production du Centre national de la cinématographie à l’engagement que le film soit rendu disponible en VOD.
Idem point 2 : mesure dans l’intérêt direct des distributeurs.
4. Généraliser le taux de TVA réduit à tous les produits et services culturels, cette baisse étant intégralement répercutée dans le prix public.
Là on commence à entrer dans les grandes manoeuvres fiscales. L’industrie veut bien réduire le prix de vente (donc les incitations au piratage là encore), à condition que la différence soit prise sur le budget de l’Etat et non sur ses marges.
5. Dans le cas où cette baisse serait obtenue, élargir l’assiette des abonnements internet « triple play » soumis au taux réduit en contrepartie de l’institution d’une taxe alimentant des fonds de financement de la création et de la diversité musicales comme cela a été fait pour le cinéma.
Suite des grandes manoeuvres fiscales. On reprend sans la nommer l’idée de la taxe globale, mais juste sa facette taxe ; sans aucune contrepartie pour l’internaute (pour ceux qui étaient sur une autre planète ces dernières années, la taxe globale suggérait de légaliser le piratage sur Internet en échange du versement mensuel d’une taxe prise sur l’abonnement Internet). Ici, on taxe, mais le piratage reste du piratage, suivant le même principe « beurre et argent du beurre » que les taxes sur les CDROM et autres supports numériques. Au passage, on remarque le brio avec lequel la TVA supprimée au point 4 est recréée en tant que taxe privée au point 5. C’est encore un aveu de l’inefficacité de la DADVSI.
6. Publier un indicateur de piratage tenu par les pouvoirs publics, au maximum trimestriellement, de préférence mensuellement.
L’intention affichée est louable : l’indicateur vise à évaluer l’efficacité sur le piratage des politiques mises en oeuvre. Mais je ne vois pas comment il pourrait être pertinent sinon au prix d’un flicage massif des données échangées par les internautes. S’il n’est pas pertinent, il s’agira de tartufferie pure et simple.
7. Regrouper les ayants droit en un agence unique chargée de lutter globalement contre le piratage et de favoriser l’évaluation, le choix et la promotion de technologies, communes ou convergentes, de marquage et de reconnaissance des contenus.
Une agence unique regroupant de manière non contradictoire les intérêts communs des ayants droit. Où sont les fournisseurs et les utilisateurs ? Nulle part ! Du moins, pas du bon côté du manche.
8. Généraliser les techniques de filtrage des contenus pirates par accord avec les ayants droit sur les plate-formes d’hébergement et de partage des oeuvres numérisées grâce au choix d’une technologie d’empreinte (ou d’un nombre réduit d’entre elles), qui trouverait sa pleine utilité si éditeurs et ayants droit fournissent les sources permettant l’établissement de larges catalogues d’empreintes de référence.
Pas grand chose à redire ici. C’est peut être la plus légitime des mesures de protection proposées. Applicable, mais inefficace : les fichiers pirates ne sont jamais une copie exacte des originaux. Encore un aveu de l’inefficacité de la DADVSI.
9. Expérimenter les techniques de filtrage des fichiers pirates en tête des réseaux par les fournisseurs d’accès à internet et les généraliser si elles se révèlent efficaces.
Nouvel aveu de l’inefficacité de la DADVSI. Efficaces, ces techniques ne le seront pas. Inutile de dire que le rapport ne porte que peu ou pas d’attention aux risques que cela pose concernant le respect de la vie privée — mais ce n’est rien à côté de ce qui suit.
10. Simplifier et clarifier la circulaire adressée au Parquet pour l’application de la loi dadvsi pour favoriser une application plus effective de la loi.
La loi DADVSI serait mal appliquée ? Surprenant. Un gentil clou de plus dans son cercueil.
11. Prendre le décret déterminant des juridictions spécialisées dans la lutte contre la contrefaçon numérique, ainsi que celui prévu par l’article L. 336-2 du code de la propriété intellectuelle relatif aux modalités de diffusion de messages envoyés par les fournisseurs d’accès pour sensibiliser les internautes.
Pourquoi pas. Il s’agit juste de faire spammer par leur fournisseur les personnes soupçonnées de piratage pour les menacer.
12. La Commission nationale de l’informatique et des libertés doit tirer les conséquences de l’arrêt du 23 mai 2007 du Conseil d’Etat annulant sa décision du 18 octobre 2005 refusant à diverses sociétés d’auteur l’autorisation nécessaire à la mise en place d’un fichier permettant la recherche et la constatation des actes de contrefaçon sur internet.
Le gros missile destiné à la CNIL. À mon sens, un des points les plus graves : il s’agit ni plus ni moins d’affaiblir la législation informatique et libertés sur ce qui constitue une information nominative. Une adresse IP est actuellement considérée comme telle (car elle permet de remonter à une personne physique), ce qui permet d’imposer des restrictions sur la constitution de fichiers en contenant. Cette législation gêne les producteurs de musique dans leur lutte contre le piratage : faisons-la sauter (voir pages 18, 21, 23), tout deviendra tellement plus simple. Second point non moins inquiétant, le rapport propose de se passer carrément de l’intervention d’un juge pour effectuer la correspondance adresse IP visée <-> personne privée (l’autorité théodule idoine de protection des ayants droit en aurait le pouvoir). La CNIL, qui a déjà du mal à jouer un rôle efficace, n’a franchement pas besoin de cela…
13. Mettre en place soit une politique ciblée de poursuites, soit un mécanisme d’avertissement et de sanction allant jusqu’à la suspension et la résiliation du contrat d’abonnement, ce mécanisme s’appliquant à tous les fournisseurs d’accès à internet. Il peut nécessiter la mise en place d’une autorité indépendante.
Et hop, ici la mesure médiatique. Pourquoi s’arrêter à l’accès Internet plutôt que proposer la coupure de l’abonnement électrique ou l’interdiction d’utiliser un ordinateur ? Mystère. Au passage, cela revient encore à admettre que la DADVSI est inapplicable.
Le rapport a été constitué unilatéralement par les ayants droit et distributeurs ; les associations de consommateurs et d’utilisateurs n’ont été que consultées et leur avis contradictoire simplement ignoré. On pouvait s’y attendre, Olivennes étant du côté du manche. On peut aussi s’attendre dans les prochains mois à une activité législative visant à passer une par une les propositions du rapport.
Quant à la loi DADVSI, inutile d’espérer qu’elle soit abrogée, elle perdra juste sa raison d’être si les DRM sont effectivement abandonnés.
Pour ma part, en tout cas, les fêtes approchant et afin de participer à l’écroulement du chiffre d’affaire des producteurs, puisque je les finance déjà largement en achetant des supports vierges, je vais pour ce Noël trouver d’autres cadeaux à offrir que des DVD ou CD. Ça changera.
Mise à jour : une analyse intéressante du rapport Olivennes par Estelle Dumout.
Mise à jour le 28/11 pour une mise au point :
- je désapprouve le piratage ;
- ça ne me dérange aucunement que les pirates de contenus soient condamnés (à condition évidemment que ce soit à une peine proportionnée à leurs méfaits) ;
- mais je n’admets pas d’être soumis progressivement à une accumulation de taxes privées destinées à maintenir sous perfusion une industrie dont j’acquiers par ailleurs légalement les produits lorsqu’ils m’intéressent. D. Olivennes ose comparer cela à la redevance télé ou au financement des écoles dans son chat d’aujourd’hui avec Le Monde ; la bonne blague !
- je pense qu’on dépasse largement les bornes de ce qu’il est possible de justifier au nom de l’exception culturelle (que D. Olivennes n’hésite cependant pas à agiter dans son chat précité). J’espère donc voir disparaître ce concept maintenant éculé ;
- et surtout, last but not least, je suis très inquiet de la légèreté avec laquelle on propose d’éroder certaines libertés publiques sous prétexte de protéger une industrie incapable de faire évoluer son modèle commercial.
Couper l’abonnement électrique ? Mais ça empêcherait d’utiliser les CD ou DVDs achetés ! les gens n’achteraient plus, tu n’y penses pas !
Le rapport dit effectivement que DADVSI est une loi idiote, inapplicable et que ces DRM sont une aberration pour le public, les artistes et le commerce. C’est d’autant plus amusant que N. Sarkozy en étant le farouche défenseur en tant que président de l’UMP (et ami personnel de toutes les causes industrielles perdues ;), et que le ministre de la culture RDDV passait son temps en séance à soutenir mordicus que les DRM n’était en aucun cas un obstacle à l’interopérabilité…
Mais des paroles aux actes il y a un monde. La loi DADVSI est toujours la loi et les DRM sont toujours protégés juridiquement. Cette formidable arme de guerre économique pour de grands groupes US est toujours en place, et l’insécurité juridique qu’elle induit est toujours aussi réelle.
Ceci étant, c’est vrai que cela fait plaisir de lire cela…Il n’aura fallu que 5 ans à le hurler sur tous les toits, une bataille sanglante sur Internet et une loi de m#@%µ pour s’en apercevoir… Mais ce plaisir est vite gâché par les tomberaux d’idioties contenus dans le reste de l’accord !
Pourquoi ne pas boycotter uniquement la Fnac ? Ça me parait bien mieux ciblé que de partir du principe que tous les éditeurs de CD/DVD sont idiots. Ta généralisation est finalement assez équivalente à celle « d’en face », qui est de considérer tous les internautes comme des voleurs.
OB : pourquoi ? Parce que toutes les associations d’auteurs (SACEM, Adami, Spedidam, SACD, etc) ont participé, ainsi que les représentants des industries. Les recommandations ne représentent pas que les intérêts exclusifs de la Fnac, loin de là. Et le versement des taxes proposées n’intéresse pas que la Fnac. C’est ce qui rend la généralisation dans ce sens-là tout à fait pertinente, ne t’en déplaise. « Follow the money », comme on dit aux USA. De toute façon je ne parle qu’en mon nom et, en effet, si je trouve des CD ou DVD « associatifs » ou que-sais-je qui me plaisent dont les auteurs ne me semblent pas avoir trempé dans cette pantalonnade, je ne me priverai peut-être pas de les acheter. A priori, je n’en connais pas.
Cela dit je viens de recevoir le renouvellement de ma carte Fnac pour 3 ans et, franchement, je me pose très fortement la question de son renouvellement.
Mise à jour : cet article trouvé sur le feed Google Reader d’un de mes frères dit en gros la même chose que moi concernant les bénéficiaires indubitables de l’accord : “Big Content” 🙂
Parce que je trouve ça juste de faire une différence entre l’instigateur et les bénéficiaires. Si mon patron m’augmentait sans que je l’ai demandé, je n’irai pas l’en empêcher et ça m’embêterait qu’un collègue me le reproche 🙂
Tous les intéressés — et ils sont nombreux — ne participent pas implicitement à la pantalonnade. Par exemple je vais sans doute acheter l’album de Radio Head juste à cause de cette loi ridicule et inapplicable.
Enfin, cibler la Fnac uniquement est un signal beaucoup plus clair : au lieu d’apporter de l’eau au moulin (« Regardez comme les ventes ont encore baissé ! Vous voyez qu’il est urgent d’appliquer cette loi ! »), tu donnes un signal pouvant potentiellement être interprété comme il se doit (« Avec vos conneries, on a perdu X% »). Dans un pseudo-débat qui est une escalade de mauvaise foi entre les participants, il est important de ne pas envoyer des messages que chaque partie peut interpréter à son avantage.
OB : pour commencer, vu que c’est à la Fnac que j’achète 99 % de mes CD et DVD, et que je n’y achète pas grand chose d’autre, en ce qui me concerne le résultat sera le même.
En ce qui concerne les bénéficiaires, la mission n’est pas une idée d’Olivennes pour renflouer les caisses de la Fnac, mais une demande du ministère de la Culture téléguidé classiquement par les ayants droit et l’industrie ; sans doute les mêmes que ceux qui furent à l’origine de la loi DADVSI.
Donc je reste sur ma position.