La dernière idée en date des lobbyistes de l’industrie du divertissement, très écoutés au ministère de la Culture, date de plusieurs mois mais fait couler beaucoup d’encre depuis la rentrée.
Il s’agit de proposer la fusion de trois éminentes “autorités administratives indépendantes” : CSA, HADOPI et ARCEP, sous prétexte d’accompagner l’évolution technologique (la déferlante Internet qui s’annonce an matière de télévision), mais en réalité dans le but d’en ralentir les effets néfastes sur les situations acquises de l’industrie du divertissement et le contrôle politique “citoyen” sur les média.
Le CSA
D’un côté le CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) dont la mission consiste à garantir la liberté de communication audiovisuelle en France. Le CSA a été constitué (sous le nom de Haute Autorité de la communication audiovisuelle) en 1982, quelques années après la disparition de l’ORTF, et pour préparer l’arrivée des premières chaînes privées.
Le CSA indique avoir les responsabilités suivantes :
- la protection des mineurs
- le respect de l’expression pluraliste des courants d’opinion
- l’organisation des campagnes électorales à la radio et à la télévision
- la rigueur dans le traitement de l’information
- l’attribution des fréquences aux opérateurs
- le respect de la dignité de la personne humaine, la protection des consommateurs
- « veiller à la défense et à l’illustration de la langue et de la culture françaises » sur les antennes
- rendre les programmes de la télévision accessibles aux personnes souffrant d’un handicap auditif ou visuel
- veiller à la représentation de la diversité de notre société dans les médias
- contribuer aux actions en faveur de la protection de la santé
- etc [sic]
Une autre page détaille d’autres missions, dont l’attribution des canaux de télévision hertzienne (maintenant TNT), en expliquant que “la contrepartie de cette liberté est l’institution d’une fonction de régulation, chargée d’accompagner ce mouvement et d’en prévenir les éventuelles dérives“.
Je laisse au lecteur le soin de déterminer en quoi les responsabilités qui précèdent ont, ou pas, un rapport avec la mission générale de garantie de la liberté de communication audiovisuelle.
En ce qui concerne par exemple l’organisation des campagnes électorales, on se souviendra de la dernière élection présidentielle avec les débats ubuesques sur les temps de parole comparés, ou les heures autorisées de publication de résultats estimés qui ont toujours circulé sous le manteau et aujourd’hui quasi ouvertement via Internet, les nuages IP ne s’arrêtant pas à la frontière (incidemment j’ai écrit ceci avant de voir qu’un des articles cités en bas se servait du même exemple comme argument en faveur d’une fusion, alors qu’à l’évidence ni une fusion ni une extension des pouvoirs du CSA ne changera rien à la situation, ni à ce que les média étrangers ont le droit de diffuser, ni aux personnes qu’il est possible de poursuivre).
Le CSA tire sa légitimité, ou plutôt sa capacité d’action donc son influence, de la rareté des ressources. Les canaux hertziens de télévision ou radio ne sont pas (ou plutôt n’étaient pas, mais n’anticipons pas) en nombre illimité, et leur attribution nécessite de pouvoir montrer patte blanche et une capacité à les remplir.
L’ARCEP
L’ARCEP quant à elle a pour mission la régulation des télécommunications et des postes, dont l’attribution des ressources rares que sont fréquences hertziennes et plages de numéros téléphoniques. L’ARCEP possède un rôle essentiellement technique et concurrentiel et en aucun cas ne se mêle de régulation des contenus, respectant d’ailleurs en cela le bon vieux modèle OSI d’indépendance des couches.
La HADOPI
La HADOPI, bien connue sur Internet et ici, est proposée également comme partie prenante de la fusion, et ses missions “pédagogiques” sont explicitement téléguidées par l’industrie du divertissement via le ministère de la Culture.
Les mutations de l’audiovisuel
Jusqu’à ces dernières années, les choses étaient simples.
D’un côté la télévision, média grand public aux canaux gérés depuis des décennies par une poignée de groupes bien établis, chapeautés par des autorités dont le dernir avatar en date est le CSA.
De l’autre, Internet, réseau informatique presque confidentiel par comparaison avec la télévision, et dont les capacités techniques permettaient difficilement le transport à grande échelle de contenus vidéo.
En à peine 10 ans, quatre évolutions technologiques ont tout balayé : la vidéo numérique (mpeg…), l’ADSL et le triple-play, la TNT, le P2P.
La TNT est à la fois un succès et un échec. Un succès technologique, puisqu’elle remplace haut la main la télévision analogique et augmente considérablement la capacité hertzienne (dividende numérique, permettant de libérer des fréquences pour le téléphone mobile). Mais un échec en termes de contenus (remplissage avec des séries américaines de seconde zone, difficulté à trouver des opérateurs pour les nouvelles chaînes disponibles) et d’audience, mécaniquement éparpillée sur 5 à 6 fois plus de chaînes, et concurrencée par le développement d’Internet.
La TNP (télévision numérique personnelle), avatar mobile de la TNT, et la radio numérique, sont un échec complet et ne sont pas déployées.
L’ADSL a permis l’augmentation des débits des abonnés Internet, et la diffusion de bouquets télévisés par les fournisseur d’accès. Cette évolution n’avait absolument pas été anticipée par les chaînes de télévision.
Enfin, le P2P, profitant de la vidéo numérique et de l’augmentation des débits, a fourni un moyen d’échange pratique de contenus “à la demande” ou presque, en l’absence d’offre commerciale sérieuse.
La délinéarisation
La délinéarisation, c’est la disparition de la nécessité d’être devant son poste de télévision à l’heure dite pour regarder son émission préférée. Grâce à la numérisation, aux progrès en termes de stockage et de transmission, elle a beaucoup avancé depuis ce que permettait le magnétoscope :
- le P2P, précurseur
- la VoD gratuite sur Internet (Youtube…)
- la VoD payante…
- les fonctions d’enregistreur numérique des box ADSL
- les divers services de Replay, par les fournisseurs d’accès ou les chaînes elles-mêmes
Et ce n’est qu’un début. Là où aujourd’hui il est possible de retrouver l’émission ou l’épisode que l’on a raté la veille au soir, dans quelques années on pourra demander n’importe quel épisode, dès que les ayants-droit l’auront accepté.
La délinéarisation massive et Internet sont les grands amis des missions principales du CSA :
- Ils multiplient à l’infini les sources, assurant le pluralisme qui devient “naturel”
- Ils donnent accès à tous ceux qui le désirent à une diffusion planétaire
- Ils réduisent la granularité du contenu, faisant disparaître la notion de “chaîne” et rendant caduque celle de “quota”
Sur Internet le CSA ne peut donc se prévaloir d’aucune utilité sur lesdites missions.
À plus ou moins long terme on peut prédire que la délinéarisation va transférer sur Internet l’essentiel des diffusions “en boite” : tout ce qui n’est pas diffusé en direct, émissions, séries, films, etc. La diffusion télévisée garde encore temporairement son intérêt pour la diffusion à grande échelle d’émissions ou événements en direct.
Internet est en train (à 5-10 ans d’échéance) de tuer révolutionner la télévision telle que nous la connaissons, et c’est bien cela qui inquiète l’industrie du divertissement. Pour les sceptiques, voir ceci : MIPCOM : Youtube part à l’assaut de la télévision.
La télévision connectée
Parler de “télévision connectée” pour justifier une fusion CSA-ARCEP-HADOPI, c’est voir les choses par le petit bout de la lorgnette.
Le terminal utilisé n’a aucune importance, si ce n’est savoir qui en maîtrise le logiciel.
Certains brancheront leur télévision sur Internet pour des visionnages en famille, d’autres se contenteront d’une tablette ou d’un téléphone mobile, d’autres encore brancheront l’ordinateur sur la télévision.
Même d’un point de vue de politique industrielle ou protectionniste, cela fait bien longtemps que tous ces matériels électroniques ne sont plus fabriqués en Europe sinon en quantités insignifiantes.
Les Google-TV et Apple-TV ont été des flops mémorables… pour l’instant, mais l’essentiel est là pour diffuser massivement de la vidéo à la demande : les périphériques (ordinateurs, téléphones, tablettes ou téléviseurs améliorés…), l’infrastructure, l’offre commerciale (les app-stores). Seuls les catalogues laissent encore à désirer..
Qu’on ne s’y trompe pas : Google et Apple vont très prochainement être présentés comme les forces à combattre ou à taxer, justifiant protectionnisme législatif et fiscal, mais la fusion CSA-ARCEP vise la régulation des contenus sur Internet au sens large.
La situation à ce jour
On se trouve donc en présence aujourd’hui :
- d’un CSA qui voit son pouvoir et sa légitimité s’effriter à mesure que l’audience et les contenus se déplacent de la télévision vers Internet, et qui n’a jamais franchement prouvé son indépendance par rapport au pouvoir politique ;
- de conglomérats d’anciens média qui tirent les mêmes conclusions que le CSA, ne comprennent Intenet que comme un danger, et de plus constatent le rétrécissement progressif de leurs recettes publicitaires télévisées ;
- d’un pouvoir politique tenté, comme toujours en France, de préserver des situations acquises au détriment de l’avenir, et éventuellement désireux d’économiser quelques postes en réduisant le nombre pléthorique d'”autorités” ;
- d’une ARCEP qui défend une indépendance relative mais assez largement reconnue, démontrée notamment lors de l’attribution de la 4e licence de téléphonie mobile.
La proposition de fusion CSA-ARCEP, dont les premières réflexions ont été initiées sous la présidence précédente, vise donc avant tout à tenter de préserver les situations acquises, indépendamment de tout pragmatisme vis-à-vis d’usages et de technologie dont l’évolution n’a pas attendu le législateur. Sans grande surprise, cette fusion est d’ailleurs soutenue par Bouygues (propriétaire de TF1) et Vivendi.
Sur le papier, le CSA a beaucoup à y gagner, avec une extension théorique de ses pouvoirs, un transfert de ceux-ci sur Internet ne faisant que suivre celui des contenus. En pratique, ces moyens ont été pensés à l’ère de la télévision et sont totalement inapplicables sur Internet ; quant à ses missions officielles, elles sont remplies “par construction” sur Internet.
Pour se convaincre de l’impossibilité de gérer Internet comme la télévision, il suffit de se demander s’il semble possible de rendre Internet aussi aseptisé que la télévision française.
La proposition de joindre à cette fusion la HADOPI ne fait que démontrer à nouveau la volonté de mainmise des industries du divertissement.
En revanche l’ARCEP, qui reste la dernière instance à peu près indépendante des industries du divertissement, a énormément à y perdre, et avec elle le citoyen, le consommateur, et toute l’industrie d’Internet.
Des articles en rapport sur la question :