Fatigué d’entendre que le Minitel était une belle réussite française (ce qu’il fut tout de même un peu), j’ai voulu écrire ce petit billet sur ce que j’en pensais. Et je me suis rappelé qu’on pouvait en tirer certains enseignements sur l’Internet d’aujourd’hui et certaines évolutions demandées par les opérateurs de télécommunications (aussi parfois appelés telcos).
Le Minitel
Derrière le Minitel, pure invention d’opérateur de télécommunications, se cachaient 2 éléments techniques :
- le réseau Transpac (nom commercial du service X.25 France Télécom), le réseau de transmission de données sous-jacent
- le réseau Télétel (frontaux “vidéotex” et points d’accès PAVI).
La tarification au volume : Transpac
Un site connecté à Transpac payait :
- au débit physique binaire de la connexion (ici, 48 Kbps étaient considérés une connexion “haut débit”)
- à la capacité en nombre de circuits virtuels (connexions clients) pouvant être établis simultanément
- au nombre de circuits virtuels effectivement établis
- au volume de données échangées (nombre d’octets émis ou reçus)
Et j’en oublie probablement. Logique ? Logique. Comptablement.
Dans Transpac, l’innovation tarifaire principale par rapport aux transmissions de données sur réseau téléphonique classique était un coût indépendant de la distance (en France) et de la durée de communication. Hors de cela, Transpac permettait comme Internet, et à la différence du réseau téléphonique, d’établir des liaisons avec plusieurs sites distants simultanément, mais c’est un détail ici.
Mais Transpac se trouvait sur un créneau intermédiaire bâtard : beaucoup plus onéreux que le réseau téléphonique pour les petites quantités de données, et beaucoup plus onéreux que les liaisons numériques fixes au forfait pour les grandes quantités de données. Restait l’intérêt des services accessibles, mais à l’époque ils étaient extrêmement peu nombreux.
En somme, un réseau mutualisé sans les avantages théoriques d’un réseau mutualisé, autrement dit une mutualisation qui profitait surtout à l’opérateur (c’est presque normal, c’est son métier).
La tarification à la durée : le Minitel
La première motivation du Minitel était simple : remplacer le coûteux annuaire papier et le service de renseignements téléphoniques par un service en ligne. Donnant accès à un annuaire national à jour, plus rapide et plus pratique.
En toute logique, le Minitel était également une application rêvée pour développer le trafic sur le réseau Transpac et réaliser ainsi des économies d’échelle.
Cerise sur le gâteau pour remplir le tiroir caisse, France Télécom eût l’idée du système de “Kiosque” électronique : des services facturés à la durée de connexion. C’était simple à comprendre pour l’abonné au téléphone de l’époque, bien plus simple que d’abscons volumes de données.
Le système prit le nom de “Kiosque” parce que la presse française, après ses habituels cris d’orfraie devant chaque innovation technologique risquant de mettre en péril la vente d’encre sur arbres morts, avait exigé que le système soit verrouillé à son profit, histoire d’éviter que la liberté d’expression profite un peu trop aux autres. Il fallait donc posséder un numéro de commission paritaire de la presse pour ouvrir un service Minitel, petit écueil bureaucratique qu’il était facile de contourner.
Il existait différents services et tarifications :
- le 11, annuaire électronique, gratuit les 2 premières minutes, le service le plus utilisé
- le 3615 (initialement 36 15 91 77), le service “monétisé” : 98 centimes/minute payés par l’appelant, une partie reversée par France Télécom au site accédé.
- le 3614 (36 14 91 66) : accès payé par l’appelant, rien n’était reversé au site accédé
- le 3613 (36 13 91 55) : accès payé par le site accédé
- ensuite, plus récemment, une kyrielle de numéros typer 3617, 3618, etc à la tarification plus élevée pour des services “professionnels”.
Très bien tout ça. Dans une logique monopolistique, fermée où le temps ne s’écoule pas (donc où la loi de Moore n’a pas cours).
Et pour un jeune geek, il faut reconnaître que c’était un moyen économique et idéal de découvrir le monde merveilleux des communications de données.
Mais…
Et l’évolution des services ?
On pourrait dire l'”innovation” mais ce mot est tellement galvaudé aujourd’hui qu’il ne veut plus rien dire. Avec le Minitel, réseau cloisonné géré de bout en bout par France Télécom, ce dernier était seul en mesure de mettre en œuvre des évolutions techniques. Venant de tiers, il ne pouvait s’agir que d’innovation de services.
Alors qu’il était économiquement raisonnable pour une tierce partie, même aux moyens limités, de réaliser l’indexation d’Internet, comme l’ont montré les premiers annuaires et moteurs de recherche dès le milieu des années 1990, l’équivalent sur Minitel était quasiment impossible en raison du système de tarification. Seul l’opérateur aurait pu réaliser une indexation, à condition d’inventer de nouvelles conditions tarifaires et techniques hors du cadre initial.
C’est du côté du 11 qu’eurent lieu des initiatives intéressantes. La gratuité des 2 premières minutes d’accès permit l’éclosion de services d’indexation revendant les informations glanées sous forme d’annuaires inversés. Sans que cela profite le moins du monde à France Télécom (moult procès s’ensuivirent — autant de perdu pour l’innovation).
Le Minitel était donc de fait coincé dans un système de services télématiques cloisonnés les uns des autres. Cela marcha plutôt bien pendant une bonne dizaine d’années.
Et l’évolution des débits ?
Le système de paiement à la durée a également, en toute logique, débouché sur nombre d’abus : prime explicite à la lenteur, il n’incitait pas à améliorer les performances des services. Mieux, certains services (les services de téléchargement de logiciel, en particulier) inséraient explicitement des délais bidon dans l’affichage des pages afin de pouvoir engranger un revenu minimal prévu à l’avance. Cette attente artificielle hors de toute logique technique commençait à démontrer les limites du modèle de facturation à la durée…
Autre écueil : la facturation à la durée avec reversement ne poussait pas à l’évolution technologique « naturelle ».
Entre 1984 et 1994, alors que le débit des modems progressait d’un facteur 12 à peu près (de 1200 à 14400 bps) et n’avait pas fini de croître, le Minitel restait désespérément coincé à 1200 bps. D’une part, personne dans les bénéficiaires de la manne n’avait intérêt qu’il en soit autrement vu le système de facturation, d’autre part, il fallait bien amortir au maximum les investissements réalisés par France Télécom dans les terminaux.
En 10 ans le débit fétiche du Minitel était passé de “dernier cri” à “totalement dépassé”.
Il y eut quand même vers le milieu des années 1990 une tentative pour déployer des Minitels “accélérés” permettant d’accéder plus vite à la même chose, pour plus cher bien sûr. Mais quel est l’intérêt d’accéder plus vite à un service où le temps de connexion dépend principalement de la rapidité à peu près invariable de l’utiisateur ?
Mais c’était de toute façon trop tard : les services phares du Minitel (annuaire, SNCF, banques) étaient déjà accessibles sur Internet, sans facturation à la durée, avec un bien meilleur confort.
Alors ?
Il n’y a aucun doute, quoi qu’il en soit et indépendamment du système de facturation, que le Minitel aurait tôt ou tard été laminé par Internet.
Mais l’expérience du Minitel démontre au moins quatre choses (en fait trois, les deux premières n’étant que la contraposée l’une de l’autre) :
- les telcos raisonnent et travaillent dans une logique de pénurie. On appelle cela un réseau de télécommunications : facturer aussi cher que possible le service le plus réduit possible, rentabiliser au maximum les investissements (c’est à dire : retarder aussi longtemps que possible les augmentations en capacité). Le discours sur les “services gérés”, la “qualité de service”, la “différenciation” est pour l’essentiel un synonyme de “pénurie organisée et monétisée”. Vendre de la priorité implique un réseau en limite de capacité, donc faiblement dimensionné, de la même manière que les cartes “coupe file” au cinéma n’ont d’intérêt que lorsqu’on passe du temps à attendre.
- par contraste, Internet fonctionne “naturellement” dans une logique d’abondance, le réseau informatique : le plus simple possible, le plus rapide possible, le plus fiable à coût aussi réduit que possible (best effort), en profitant de toute évolution technologique dès qu’elle est abordable. Alors que les telcos nous expliquent doctement depuis 30 ans que “ça ne peut pas marcher sur le long terme, vérité des coûts, rentabilisation, etc” (et qu’allons nous faire quand nous voudrons passer de la voix ? De la vidéo ? Ah tiens, ça marche…), le modèle Internet s’est révélé plus durable que l’ensemble des modèles alternatifs tentés par les telcos pendant la même période, et les a même sévèrement laminés les uns après les autres. Dernier exemple en date : l’IP mobile qui n’a décollé et dont les coûts n’ont baissé que suite à l’arrivée massive de smartphones gloutons.
- le modèle de facturation/reversement a une importance capitale sur les équilibres à long terme. Particulièrement en France où les chapelles établies feront tout pour limiter les évolutions qui leur seraient défavorables. La facturation variable sous prétexte de “vérité des coûts” s’est avérée contre-productive à répétition depuis 30 ans.
- loin de favoriser l’innovation, une main-mise trop forte des telcos sur le réseau a plutôt tendance à étouffer celle-ci.
Au passage, on comprend pourquoi les informaticiens ont horreur qu’on qualifie Internet de “réseau de télécommunications”. Beurk.
Quel rapport avec la neutralité ?
La neutralité c’est (entre autres) l’acheminement des contenus sans discrimination.
Évidemment, la gestion de réseau et de qualité de service en sont l’antithèse directe.
En donnant un levier d’action supplémentaire à l’opérateur, ils lui permettent de faire pression ici ou là pour monétiser au mieux son réseau. Il a financièrement explicitement intérêt à entretenir la pénurie. Autrement dit, tout le contraire de ce qu’il faudrait pour développer le débit et les performances intrinsèques du réseau.
Or la volonté politique actuelle, en France comme en Europe, est d’aider les opérateurs de télécommunications à se constituer des trésors de guerre, pour favoriser la constitution de “champion” européens. Mais le leur permettre via la mise en œuvre d’offres “différenciées” où le marché “ferait le reste” (magique, non ?) risque tout simplement d’aboutir à jeter le bébé avec l’eau du bain, les opérateurs n’ayant jusqu’à présent et sur les 30 dernières années jamais démontré autre chose que leur talent à préserver leurs propres intérêts au détriment dudit marché (je n’entre pas dans les détails ici mais les exemples abondent, de la constitution d’oligopoles à la limite de l’entente sur les prix, en passant par les réactions à la 4e licence ou le déploiement de VDSL2, jusqu’aux contrats violant la neutralité en interdisant explicitement l’utilisation de Skype).
Que les opérateurs fassent du lobbying pour défendre leurs intérêts bien compris, c’est logique. Que les politiques leur donnent aveuglément certaines clés d’Internet sous prétexte d’en faire une vache à lait, ça l’est beaucoup moins.
Et lorsqu’on balaye ces objections d’un revers de la main en nous assurant que cela va développer l’innovation et faire baisser les prix ou augmenter les débits, j’ai beaucoup de mal à y croire, puisque le passé montre que c’est exactement le contraire qui risque de se produire.